top of page

Georges GAUDY

Extraits :

 

Le mirage (février-avril 1917)

 

« Dans la plaine morose de Crèvecoeur, un fait nouveau vint éveiller notre imagination : chaque jour […] le régiment exécutait des exercices d’approche en rase campagne, manœuvres abolies depuis l’époque où, le Chemin des Dames ayant barré la route aux vainqueurs de la Marne, on avait commencé la lutte immobile au fond des trous. Le bruit qu’une grande offensive serait tentée prochainement sur un vaste front pour terminer la guerre se répandait de plus en plus précis. Aussi, lorsque nous montâmes en ligne, sur des positions qui commandaient la vallée de l’Avre, crûmes-nous fermement que bientôt viendrait l’heure attendue et désirée par tous, où nous partirions en avant, au travers des réseaux crevés par nos obus. […] A la confiance en nos forces morales s’ajoutait enfin la joie de constater que nous possédions aussi d’innombrables canons lourds et que nous pouvions, à notre tour, courber les Boches sous l’épouvante des bombardements modernes. […]

  • Vous distribuerez une pelle par homme, y compris les caporaux ! dit l’adjudant le lendemain, après le café matinal.

  • Qu’allons-nous faire ?

  • Il y a des cailloux à charger sur des wagons. C’est le travail de la compagnie. A sept heures, rassemblement !

J’ai toujours haï les travaux de ce genre. Mais dans les circonstances que nous traversions, l’ordre de charger les cailloux sur des wagons me parut le plus abominable défi jeté à notre bonne volonté […]. »

 

Le 16 avril 1917

 

« La 35e division s’arrêta dans la région de Fismes. […] Toute l’armée française semblait s’êtres réunie là pour un assaut vainqueur. Un vent d’enthousiasme avait passé sur les âmes. Une fièvre épique s’empara de nous. Des officiers, des soldats refusèrent de partir en permission pour ne pas manquer la grande offensive.

  • Tu parles d’une attaque, disaient les poilus. Quatre-vingt divisions qui vont sortir mon vieux ! On n’a jamais vu ça !

  • Cette fois, c’est la bonne ! Si on ne les a pas cette fois, on ne les aura jamais !

  • Et qu’est-ce qu’on va leur coller comme marmitage ! C’est plein de canons partout ! De la lourde, on ne voit que ça !

Ils s’enivraient ainsi, à l’idée du triomphe. Une foi merveilleuse vibrait dans leurs paroles. […] Un frisson d’espoir parcourait les rangs et l’on relevait le front, songeant aux plaines belges ouvertes demain à notre impatience fougueuse. Grandeur, magie de l’esprit de victoire qui réveillait en nous des fibres endormies, des trésors de vigueur guerrière assoupie dans la stagnation boueuse ! […] je vis passer des tirailleurs sénégalais. Hauts et taciturnes, le couteau au flanc, ils allaient d’un pas mesuré. De petits fanions flottaient au dessus des compagnies.

  • Les noirs montent ! dis-je à quelqu’un. Cette fois c’est l’heure ! […]

 

Minuit ! La compagnie s’ébranle. […] Je remarque des passerelles sur le cours d’eau. Chaque bataillon à les siennes pour le franchir. Les crêtes du Chemin des Dames émergent du brouillard. Les troupes de rupture doivent se préparer là haut. Je songe aux Sénégalais qui s’installent en ce moment dans les places d’armes et les parallèles de départ, avec leurs faces silencieuses. L’artillerie donne éperdument. Des batteries nouvelles se sont démasquées. Mais nul d’entre nous ne voit rien. Chacun devine, ayant déjà vu. Ce bruit nous excite, nous ne sentons plus la fatigue, et l’on s’impatiente en attendant l’heure. […] en me retournant, j’aperçois les collines au sud de l’Aisne, noires de troupes. L’infanterie s’avance en petites colonnes, le long des buissons ; la cavalerie, que nous n’avions pas vue depuis tant de mois, se rassemble là-bas par escadrons ; sur une route, de gros camions paraissent ; ils s’arrêtent, prêts à suivre la progression. Partout, les casques bleus étincellent. Et de sentir derrière nous tout ce monde massé, devant nous ces soldats éprouvés, notre enthousiasme grandit, se décuple. […] Les vois humaines se taisent. On écoute, on attend. Et déjà l’évènement effroyable et grandiose est commencé. De tous les trous où ils se blottissaient, les hardis lutteurs de la première minute se sont élancés ; ils sont en marche, ils sont partis. Partout, les points d’or pâle des fusées monte dans le ciel mouillé, et voici que s’élève, impérieux, le tac tac des mitrailleuses.

  • Ils sont sortis ! clamons-nous tous ensemble. Regardez ! écoutez ! […]

Une batterie de 75 passe au galop et les servants nous jettent :

  • Ils fichent le camp ! ça va ! ça marche ! […]

 

Nous arrivons sur un plateau, le plateau de Paissy. […] En avant de nous, on ne voit rien qu’un terrain nu, avec des herbes et des rochers : à droite, un ravin encaissé dans lequel se trouve le village de Vassogne. Nous sommes à quatre kilomètres de la ligne de bataille. Quelques balles viennent mourir autour de nous. Les mitrailleuses tirent toujours, tantôt isolément, tantôt avec ensemble ; leur bruit parait parfois s’éloigner, parfois se rapprocher.

  • Ce ne sont pas les Allemands qui tirent, ce sont les Sénégalais ! hasardent les soldats. […]

Le silence de l’artillerie nous surprend. La zone que nous traversons devrait être écrasée déjà sous les tirs de barrages. […] Tout à l’heure, les poilus plaisantaient, criaient d’une escouade à l’autre des mots drôles ou féroces. Ils écoutent maintenant le tir de l’artillerie française diminuer de violence. Les mitrailleuses boches vont trêve quatre à cinq minutes, puis recommencent à dérouler leurs bandes. Je considère Craonne, haute muraille, estompée dans des brumes. Le 1er corps qui l’attaque a le plus dur morceau. […]

  • Mon Dieu, avoue le capitaine, je ne sais pas grand-chose encore ! La progression des Sénégalais a atteint deux kilomètres. A Craonne, dit-on, l’affaire est manquée, à gauche aussi ; le 20e corps n’a pas pu déboucher. Mais on croit que Gouraud a réussi, à l’est de Reims. Il faut donc attendre et ne pas se décourager. […]

 

Le poste de secours est tout prêt, dans une grotte. Si j’allais voir… ? En quelques bonds j’arrive au chemin, à l’entrée d’un boyau d’où sortent des blessés. Presque tous sont des tirailleurs. Beaucoup n’ont pas de pansement. […] D’autres arrivent boitant et s’appuyant sur leur fusil, car ils n’ont pas lâché leur fusil. La boue qu’ils piétinent prend par endroits la teinte du sang qu’ils y laissent. Je les questionne, mais invariablement, ils répondent : Y’a pas du bon ! […] Sans cesse, des blessés entrent dans l’abri, d’où les premiers, rapidement pansés, sortent en arborant leur fiche d’évacuation […]. Plusieurs des nôtres expliquent bruyamment ce qu’ils ont vu : ils sont sortis à six heures deux, et tout a bien marché au début ; les vagues, suivant le barrage roulant, ont atteint la position ennemie ; pas de Boches. Elles ont progressé selon les ordres reçus, et soudain des feux de mitrailleuses les ont prises de flanc. Les mitrailleurs ennemis étaient cachés dans les creutes. Alors il a fallu commencer l’assaut de ces réduits ; mais les compagnies étaient déjà décimées, les officiers tués. Chacun a compris que la tentative était manquée une fois de plus. »

 

4 mai 1917

 

« Des 220 s’abattent sur les ruines [de Craonne] avec une furie vertigineuse. […] Au moment où les deux obus s’enfoncent dans le sol avec un tremblement d’enfer, on entend déjà venir les suivants avec leur haleine colossale, et sous leurs coups de bélier, Craonne chancelle encore, s’abat par fragments, se morcelle. On dirait des marteaux-pillons qui frappent à coups répétés, qui pulvérisent et qui broient. […] Et nous pensons que des Allemands sont tapis sous ces décombres. Malgré notre haine, notre cœur est saisi de pitié pour ces chairs souffrantes. »

 

5 mai 1917

 

« Silence ! Nous sommes sur la première ligne, celle d’où la compagnie sortira pour l’assaut quand le jour va se lever, quand sonnera l’Heure H, l’heure de l’attaque. La tranchée apparait gigantesque, élargie par le marmitage, semée de débris de rondins, de fragments de chevalets. Son parados ruiné montre des déchirures de sacs à terre à demi enfouis, son parapet rasé s’est affaissé, abattu. Elle est impressionnante sous la clarté lunaire. Il y flotte une odeur de cadavres. Elle longe le bord du plateau de Vauclerc, bien à l’ouest de celui de Californie qui porte le village de Craonne. Nous n’aurons pas à gravir la pente, comme les camarades à notre droite, puisqu’une opération récente a permis aux nôtres de s’accrocher ici, au sommet de la côte. Mais la position ennemie qui nous fait face est, dit-on, très fortement organisée et défendue par des casemates bétonnées. Bah ! On verra bien ! […]

J’émerge du trou et j’entre dans la tranchée. J’appelle mes hommes par leur nom à mesure qu’ils apparaissent. Tous sont présents. […] J’accomplis machinalement ce que je fais. Il y a en moi deux êtres, l’un qui agit, l’autre qui regarde et s’étonne. Et ce qui se passe en cette minute est un ensemble de phénomènes que je ne saurais classer. Trop d’évènements se succèdent et ils se succèdent avec une trop effarante rapidité. Brusquement, des coups de feu cinglent l’air. Des mitrailleuses boches tirent, croisant leurs gerbes. Cela signifie que le 1er bataillon est sorti : sa masse mouvante déchaine cette colère. Nous sommes noyés dans un tumulte indescriptible. De tous côtés, ça tonne, ça siffle et ça crépite. […]

  • En avant ! En avant !

Les combattants s’excitent, s’entrainent les uns les autres […] A vingt mètres en avant de nous, des bouts de piquets sortent du sol, parmi tout un chaos de chevalets écrabouillés. Je marche le front baissé, les yeux fixes […]. Tout ceci m’apparait dans un éclair, tandis qu’une clameur monte dans notre dos, tandis que l’aspirant du génie s’abat frappé d’une balle au front, tandis que le barrage allemand croule sur la tranchée de départ et que, dans la bousculade et les cris, lancés à la course maintenant, nous sautons dans un large fossé qui s’ouvre sous nos pieds, jonchés de fusils, d’équipements, de casques boches. C’est la Grande Tranchée. Nous tombons les uns sur les autres ; les hommes de l’escouade roulent autour de moi… »

Extraits de Georges GAUDY, Le chemin des Dames en feu, Paris, Plon, 1923.

Ecrivain français né à Saint-Junien en 1895, Georges Gaudy est mobilisé à partir de février 1916 et combat jusqu’à la fin de la guerre au sein du 57e Régiment d'infanterie. - Le 16 avril 1917, il est sur le Chemin des Dames, dans le secteur de Vassogne, pour exploiter le supposé succès des régiments de première ligne vers Laon. Les 5 et 6 mai, il participe à l’attaque sur le plateau des Casemates.

Pour en savoir plus...

bottom of page